Samedi 2 mai 1789

Il souffla une tempête de l’est-sud-est : j’avais été jusque-là fort embarrassé de savoir ce que je dirais aux Indiens sur la perte de mon vaisseau : j’étais bien sûr qu’ils étaient trop clairvoyants pour se laisser amuser du conte que j’aurais pu leur faire, que j’attendais le vaisseau, tandis qu’il n’était pas en vue du haut de leurs montagnes. Je fus d’abord en doute si je leur dirais la chose telle qu’elle était, ou si je leur ferais croire que le vaisseau avait chaviré et coulé à fond, et que nous étions les seuls sauvés du naufrage. Ce dernier parti me parut le plus convenable à notre situation vis-à-vis de ces peuples, et j’en fis part à tout mon monde, afin que tous fussent d’accord avec moi dans ce qu’on dirait aux Indiens.

Ils s’informèrent en effet de mon vaisseau, comme je l’avais prévu, et furent tout de suite persuadés de la vérité de notre conte ; on ne vit aucun signe de joie ni de chagrin sur leur physionomie ; mais je crus y apercevoir de la surprise. Une partie des Indiens continuèrent d’aller et venir toute l’après midi, et nous achetâmes du fruit à pain, des bananes et des cocos, pour nous nourrir un jour de plus ; mais seulement environ deux bouteilles et demie d’eau.

Il arriva aussi une pirogue, avec quatre hommes, qui nous apporta quelques cocos et quelques fruits à pain que j’achetai comme j’avais fait le reste. Ils nous demandaient souvent des clous ; mais je ne voulus pas qu’il en fût montré un seul, voulant réserver le peu que nous en avions pour le besoin de la chaloupe.

J’eus la satisfaction devoir notre provision un peu augmentée vers le soir : mais ces gens ne me parurent pas être extrêmement pourvus.

Comme ils ne nous apportaient des vivres que par très petites parties, je ne pus espérer d’eux de quoi fournir à notre voyage. Au soleil couché, les Indiens nous laissèrent tranquilles possesseurs de l’anse. Je regardai cela comme de bon augure et je me persuadai qu’ils reviendraient le lendemain avec une plus grande quantité de vivres et d’eau : je me proposais de faire voile sans délai dès que j’aurais obtenu ce renfort. Je considérais qu’en tâchant de gagner Tongatabou, nous pouvions être forcés par le temps contraire de nous éloigner de toutes ces îles, et en ce cas une provision plus considérable nous aidait à supporter cet inconvénient.

Le souper de cette soirée fut un quart de fruit à pain et un coco pour chacun ; nous fîmes bon feu et tous s’endormirent, excepté celui qui faisait la garde.

Je me réjouis à la pointe du jour de voir à tout mon monde un air plus satisfait ; ils ne jetaient plus constamment sur moi leurs regards tristes et inquiets, comme ils avaient fait depuis que nous avions perdu notre vaisseau de vue.

Chacun me parut avoir de la gaîté et du courage pour supporter de leur mieux notre fâcheuse position.

Peu sûr d’obtenir de l’eau des Indiens, j’envoyai du monde dans les ravines qui descendent des montagnes, avec des cocos vides, pour tâcher de les remplir d’eau. Pendant leur absence, les habitants de l’île vinrent nous visiter, comme je m’y étais attendu, mais en plus grand nombre que la veille. Il vint aussi du côté du nord de l’île deux pirogues, dans l’une desquelles était un chef âgé, dont le nom était Macaquevaou.

Quelque temps après la partie de l’équipage qui avait été à la recherche des provisions, revint accompagnée d’un chef de bonne mine, appelé ldgijifaou, ou mieux à ce que je crois Ifaou, parce que le mot Idgi ou Igui, signifie dans leur langue un chef. Je fis présent à chacun d’eux d’une vieille chemise et d’un couteau, et il me fut aisé de connaître, ou qu’ils m’avaient déjà vu, ou qu’ils avaient entendu parler de moi à Anamouca. Ils étaient informés que j’avais fait le voyage du capitaine Cook ; Ils demandèrent de ses nouvelles et de celles du capitaine Clerk. Ils me firent plusieurs questions pour savoir de quelle manière j’avais perdu mon vaisseau. Pendant cette conversation, il survint un jeune homme nommé Najite qui témoigna une grande joie de me voir. Je m’informai de Poulaho et de Finaou ; ils m’apprirent qu’ils, étaient l’un et l’autre à Tongatabou. Ifaou convint de m’accompagner jusqu’à cette île, pourvu que je voulusse attendre que le temps devint plus traitable. Je fus très satisfait de l’air de franchise et de l’affabilité de cet homme.

Cette position riante ne fut pas de longue durée ; les Indiens commencèrent à venir en foule et je crus m’apercevoir qu’il se tramait contre nous quelque chose. Bientôt après, ils tentèrent de haler la chaloupe à terre ; je menaçai Ifaou le sabre levé, pour l’obliger par-là à leur faire lâcher prise ; cela me réussit et tout redevint tranquille.

Nos gens qui avaient été courir les montagnes, revinrent peu après, avec environ dix pintes et demie d’eau. Je continuai d’acheter le petit nombre de fruits à pain qu’on nous apporta et aussi quelques lances pour armer mon monde ; car nous n’avions pour toutes armes que quatre sabres, dont deux étaient restés dans la chaloupe. Comme nous n’avions aucun moyen d’améliorer notre position, je prévins mon monde, que j’attendrais le coucher du soleil, espérant qu’à cette époque nous pourrions trouver quelque moyen de nous tirer d’embarras. Je leur dis que nous ne pouvions nous en aller dans ce moment, sans nous voir obligés de percer toute cette multitude en combattant, ce qui serait plus praticable la nuit ; que d’ici-là nous tâcherions d’embarquer petit à petit dans la chaloupe tout ce que nous avions acheté. Le rivage tait bordé d’Indiens, et on entendait de toutes parts le bruit les pierres qu’ils tenaient dans chaque main, les frappant les mes contre les autres ; je connaissais ce signal pour être celui de l’attaque.

Comme il était alors midi, je donnai à chacun de mes gens un coco et un fruit à pain pour dîner ; j’en donnai également aux chefs avec qui je conservais toujours l’apparence de l’intimité et de la bonne intelligence : ils m’invitaient fréquemment à m’asseoir mais je refusai constamment de le faire car il nous sembla à M. Nelson et à moi, qu’ils avaient dessein, si nous nous étions laissé persuader, de profiter de cette attitude pour me saisir. Ainsi nous tenant toujours sur nos gardes, nous pûmes prendre notre triste repas avec quelque tranquillité.