Dimanche 3 mai 1789

Forte brise du S.E. et de l ‘E.S.E., variant ensuite jusqu’au N.E., et qui devint un coup de vent.

Aussitôt que le dîner fut fini, nous commençâmes peu à peu à transporter nos effets dans la chaloupe ; ce fut une besogne difficile à cause des fortes lames qui se déployaient sur la côte.

J’observai attentivement tous les mouvements des Indiens dont le nombre augmentait toujours ; et je vis que bien loin de songer à nous quitter, ils allumaient des feux et s’établissaient pour passer la nuit dans cet endroit. Ils tenaient conseil ensemble et tout me démontrait que nous allions être attaqués. J’envoyai ordre au maître de tenir la chaloupe accostée à terre lorsqu’il nous verrait descendre, afin que nous pussions tous nous embarquer promptement.

J’avais mon journal avec moi à terre dans la grotte pour y écrire les événements ; je l’envoyai à bord, et en le descendant, il eut été arraché par les Indiens des mains de celui qui le portait, sans le secours qui fut donné bien à temps par le maître canonnier.

Le soleil était prêt de se coucher lorsque je donnai le mot pour le départ, chacun de ceux qui étaient avec moi à terre prit sa part des effets pour les porter à bord. Les chefs voyant ce mouvement, me demandèrent si je ne passerais pas la nuit avec eux. « Non, leur répondis-je, je ne découche jamais de non bâtiment, mais demain matin nous recommencerons de trafiquer avec vous ; je compte rester ici jusqu’à ce que le temps devienne meilleur, et nous irons ensemble voir Poulaho à Tongatabou, comme nous en sommes convenus ». Macaquévaou se levant à ces mots, me dit : « Tu ne veux pas dormir à terre ? Eh bien ! Mattie » (ce mot signifie : nous te tuerons). Et aussitôt il me quitta.

On se disposa à l’instant à l’attaque ; chacun des Indiens, frappant deux pierres l’une contre l’autre, ainsi que je l’ai déjà décrit ; Ifaou me quitta aussi. Il ne nous restait plus à terre que deux ou trois objets ; alors je pris Nagite par la main et nous descendîmes au bord de la mer, tout le monde gardant un morne silence.

Comme je fus vers la chaloupe, faisant embarquer mon monde, Nagite voulut m’engager à m’arrêter pour parler avec Ifaou ; mais je m’aperçus qu’il excitait les Indiens à nous combattre, et si l’attaque avait commencé dans ce moment, j’étais résolu de le massacrer pour punir sa fausseté. J’ordonnai au charpentier de rester avec moi jusqu’à ce que tous les autres fussent embarqués. Nagite voyant que je ne voulais pas rester, me fit quitter prise et s’enfuit. Nous entrâmes tous dans la chaloupe à l’exception d’un seul matelot qui, à mesure que je m’embarquais, sauta à terre et monta pour démâter l’amarre de poupe, malgré les cris que firent, pour l’engager à revenir, le maître et les gens de l’équipage, qui m’aidaient à sortir des vagues pour entrer dans la chaloupe.

À peine fus-je à bord que deux cents hommes ou environ, commencèrent l’attaque ; l’infortuné qui était à terre, fut assommé, et les pierres commencèrent à voler comme la grêle. Plusieurs Indiens se saisirent de l’amarre de poupe pour tâcher de tirer à terre la chaloupe, et ils y seraient certainement parvenus, si je n’avais pas lestement coupé la corde avec un couteau que j’avais dans ma poche. Nous nous halâmes aussitôt sur le grappin, chacun de nous étant déjà plus ou moins blessé. Je vis dans ce moment cinq Indiens autour du malheureux matelot qu’ils avaient tué, et deux d’entre eux lui battaient la tête avec des pierres qu’ils tenaient dans leurs mains.

Nous n’avions pas encore eu le temps de la réflexion lorsque, à mon grand étonnement, je les vis remplir de pierres leurs pirogues, et douze hommes venir à nous pour renouveler le combat ; et ils le firent avec tant de vigueur, qu’ils étaient presque venus à bout de nous désemparer. Notre grappin était engagé ; mais la Providence vint à notre secours, une des pattes cassa et nous prîmes le large à l’aide de nos avirons. Les Indiens cependant pagayaient tout à l’entour de nous et nous fûmes obligés de recevoir leurs coups sans pouvoir leur riposter qu’avec les pierres qui tombaient dans la chaloupe ; et à cet égard, la partie était fort inégale. Nous ne pouvions en voir la fin, à cause de l’encombrement et du poids de notre bâtiment, et nos adversaires s’en apercevaient bien. Voyant cela, j’imaginai la ruse de jeter à la mer quelques hardes ; ils perdirent du temps à les ramasser, la nuit se fit ; ils abandonnèrent leur poursuite et retournèrent à terre et nous laissèrent la faculté de réfléchir sur notre triste.

L’homme que je venais de perdre s’appelait Jean Norton ; c’était son second voyage avec moi en qualité de quartier-maître ; c’était un excellent sujet dont la perte m’a été très sensible. Il a laissé un père âgé, à ce qu’on m’a dit, à qui il fournissait des secours.

Il m’était arrivé une autre fois d’essuyer une pareille attaque avec un plus petit nombre d’Européens, contre une foule d’Indiens. Ce fut après la mort du capitaine Cook, au Morai d’Oouaï-hi, où j’étais par ordre du lieutenant King. Je ne pus concevoir alors qu’un homme pût, à l’aide seule de son bras, jeter des pierres qui pesaient depuis deux livres jusqu’à huit avec autant de force et de justesse. Ici j’étais sans armes et les Indiens le savaient ; nous fûmes bien heureux qu’ils n’eussent pas commencé l’attaque pendant que nous étions dans la grotte ; en ce cas, notre perte eut été inévitable et il ne nous serait resté d’autre parti à prendre que de combattre, près à près, et de vendre chèrement notre vie, en quoi j’avais trouvé chacun bien résolu de me seconder.

Notre air de fermeté les avait contenus ; et déterminés à ne nous attaquer qu’après notre embarquement, ayant pensé qu’ils réussiraient alors sans courir de risques.

Cet exemple des dispositions des Indiens à notre égard, ne faisaient pas beaucoup espérer d’une visite à Poulaho, comme j’en avais eu le projet. Je considérai que la bonne conduite que ces gens avaient tenue avec nous jusqu’alors, était un effet de la crainte que leur inspiraient nos armes à feu ; que nous les trouverions tout autres, dès qu’ils sauraient que nous en manquions ; qu’en supposant même que nous ne nous exposerions pas à y être massacrés, il était fort probable qu’on nous enlèverait notre chaloupe et tout notre avoir, et que par-là, nous perdrions à jamais toute espérance de rentrer dans notre patrie.

Nous faisions voile, en suivant la bande de l’ouest de l’île Tofô, et je réfléchissais à ce qu’il était plus convenable de faire, lorsque tous se réunirent pour me demander de les ramener vers notre patrie. Je leur dis que nous n’avions aucun secours à espérer (excepté ce que nous pourrions tâcher de nous procurer à la côte de la Nouvelle-Hollande) jusqu’à l’île de Timor, éloignée de nous de plus de 1 200 lieues, où il se trouve un établissement hollandais, dans je ne savais quelle partie de l’île. Là-dessus, ils consentirent tous à vivre avec une once de biscuit et un huitième de pinte d’eau par jour. Je fis la visite de notre provision de vivres, et leur ayant recommandé d’être fidèles à cette promesse, comme au serment le plus sacré, nous arrivâmes vers la pleine mer.

Nous entreprîmes donc, dans une barque ouverte, longue seulement de vingt et un pieds neuf pouces, surchargée et portant dix-huit hommes, sans aucune carte, et avec le seul secours de la connaissance géographique que ma mémoire pouvait me fournir, sans autre guide qu’une table de latitudes et longitudes des lieux, nous entreprîmes, dis-je, de traverser cette vaste mer dont la navigation n’est presque pas connue. Je me trouvai fort heureux dans cette position alarmante, de ce que tous mes compagnons d’infortune en étaient moins affectés que moi.

Nos provisions consistaient en cent cinquante livres de pain ou environ, quatre-vingt-dix-huit pintes d’eau, vingt livres de cochon salé, trois bouteilles de vin et cinq de rhum. La différence qui se trouve entre ces quantités et celles que nous avions en quittant le vaisseau, provenait presque en entier de la perte que nous avions essuyée par la hâte et la confusion que nous avait occasionnées l’attaque imprévue des Indiens. Il y avait en sus dans la chaloupe quelques cocos et quelques fruits à pain, mais les derniers étaient écrasés et foulés par les pieds des gens.

Ce fut à peu près à huit heures du soir que j’arrivai sous la misaine, voile au tiers avec son ris pris. Je réglai les quarts, je mis quelque ordre dans le bâtiment ; nous fîmes une prière pour remercier Dieu de notre délivrance miraculeuse. Alors, plein de confiance dans la protection de sa souveraine bonté, je me trouvai l’esprit plus calme que je ne l’avais eu depuis longtemps.

Le vent renforça à la pointe du jour ; le soleil se leva rouge et enflammé, marque certaine d’un coup de vent. À huit heures, il souffla une tempête, la mer était très haute, de manière que la voile ne portait plus dans l’entre-deux des vagues, quoique sur leur sommet, elle en eut plus que le bâtiment n’en pouvait charrier ; mais il fallait absolument faire de la voile ; nous éprouvions le plus grand danger par les vagues qui se déployaient par-dessus l’arrière de la chaloupe, et nous fûmes obligés de passer toute la nuit à jeter l’eau. On a peut-être rarement éprouvé à la mer une situation plus alarmante.

Notre biscuit, qui était en sacs, courait grand risque d’être gâtés par l’eau de mer ; nous ne pouvions éviter de périr de faim, si on ne venait pas à bout de le garantir. J’examinai donc quelles hardes il y avait dans la chaloupe et de quoi on pourrait se passer. Je réglai que chacun ne garderait que deux habillements complets : le reste fut jeté à la mer, de même que quelques cordages et voiles inutiles, au moyen de quoi la chaloupe fut considérablement allégée, et nous eûmes plus de facilité à pouvoir jeter l’eau. Heureusement le charpentier avait un excellent coffre ; nous y plaçâmes le biscuit au premier moment favorable ; son coffre d’outils fut aussi vidé ; les outils furent placés au fond de la chaloupe, ce qui nous procura un moyen de plus.

Je donnai à chaque homme pour le dîner une pleine cuiller à café de rhum (car nous étions mouillés et tremblant de froid) avec le quart d’un fruit à pain, qui à peine était mangeable ; le moment était venu d’exécuter scrupuleusement notre règlement économique ; j’étais bien déterminé à faire durer nos vivres pendant huit semaines, quelque petite que dût être la ration journalière.

À midi je fis mon point et je me trouvai éloigné de Tofô de 86 milles, la route valant le O. N. O. 8° ½ O. latitude estimée 19° 27′ sud. Je fis route à l’O. N. O. afin de pouvoir passer en vue des îles appelées Fidji, si elles étaient véritablement dans la position qui m’avait été indiquée par les Indiens.