Vendredi 29 mai 1789

Le vendredi 29 mai, beau temps et brises modérées de l’E. S. E.

Comme nous avancions chemin en dedans des récifs, nous commençâmes à voir la côte très distinctement ; elle était entremêlée de montagnes et de plaines et on y voyait quelques espaces couverts de bois. En faisant route vers la terre, nous trouvâmes la pointe d’un récif qui se tient avec celui qui est au large ; j’y jetai le grappin pour tâcher de prendre du poisson, mais ce fut sans succès.

L’île de la Direction nous restait alors au sud, à trois ou quatre lieues. Il y avait deux autres îles à l’O. ¼ N. O., éloignées de nous d’environ quatre milles ; elles me parurent propres à nous procurer du repos et j’espérais même quelque chose de mieux ; mais en approchant la première, je ne vis qu’un amas de pierres, et son étendue ne suffisait pas pour y tenir notre chaloupe à l’abri.

En conséquence, je gagnai l’autre île qui était voisine de la première et plus à terre ; j’y trouvai dans le N. O. une anse et une belle pointe de sable propre au débarquement. Dans cette position, nous n’étions pas éloignés de plus d’un quart de mille, d’une partie avancée du continent qui nous restait depuis le S. O. ¼ S. jusqu’au N. O. ¼ N. 2° 49′ N. Je débarquai pour examiner s’il y avait quelques traces qui désignassent que les naturels du pays fussent dans le voisinage. Je trouvai quelques marques de feux anciennement allumés, mais rien qui pût faire craindre de passer là la nuit.

Chacun s’occupait de chercher de quoi manger, et comme la mer était basse, j’appris bientôt qu’on avait trouvé des huîtres ; mais la nuit approchait et on ne pût en ramasser qu’une très petite quantité. Je décidai d’attendre le matin pour savoir ce que nous aurions de mieux à faire ; et je réglai que la moitié du monde coucherait à terre et l’autre moitié dans la chaloupe. Nous aurions bien voulu faire du feu mais n’ayant pu y parvenir, nous nous décidâmes à nous étendre pour dormir et la nuit se passa parfaitement calme et sans inquiétude.

Le jour venu, nous nous trouvâmes plus forts et plus contents que je ne m’y étais attendu.

Quoique chacun fut très affaibli, il me parut qu’il nous restait à tous assez de forces pour me faire concevoir l’espoir le plus favorable de surmonter les fatigues subséquentes auxquelles nous étions encore dans le cas de nous exposer.

Aussitôt que je vis que nous n’avions point de naturels du pays dans notre voisinage, j’envoyai divers détachements chercher des provisions ; d’autres s’occupèrent de mettre la chaloupe en état afin de pouvoir remettre en mer si nous y étions forcés par quelque événement imprévu. Dans ce travail, le premier objet qui dut attirer notre attention, fut le gouvernail : un des éguillots s’était démonté dans la nuit et était perdu. Si cet accident nous fût arrivé en pleine mer, il était probable qu’il aurait causé notre perte, parce qu’il eut été impossible de gouverner le bâtiment, avec la précision qui avait été indispensable pour nous tirer des terribles mers que nous avions eues. J’avais fréquemment témoigné de l’inquiétude sur la possibilité d’un pareil événement, et par précaution, j’avais fait placer des estrops d’avirons aux deux côtés du plat bord vers l’arrière. Mais il eut été fort à craindre que toute l’attention possible à conduire ces avirons ne nous eut pas sauvés. Ainsi nous devons bien louer la Providence de n’avoir pas éprouvé un pareil accident avant d’arriver en cet endroit, où il était en notre pouvoir d’y apporter remède. Nous trouvâmes, par un heureux hasard dans la chaloupe, une longue crampe de fer lui pût remplir notre objet.

Les gens revinrent de leurs courses, fort satisfaits d’avoir trouvé une quantité d’huîtres et de l’eau douce. J’avais allumé du feu, par le moyen d’une loupe de verre, que je portais toujours sur moi, pour m’aider à distinguer les degrés de mes sextants ; et pour compléter notre bonne fortune, il se rencontra, parmi les effets qu’on avait jetés à la hâte dans la chaloupe pour notre usage, un morceau de soufre et une boîte à briquet, de façon que j’avais pour l’avenir des moyens assurés de faire du feu.

Un des gens avait eu aussi l’excellente précaution de prendre une marmite de cuivre qui nous donna les moyens de tirer un parti avantageux des subsistances que nous avions trouvés. Je fis un mélange de biscuit et de cochon salé et j’en composai un ragoût qui aurait pu satisfaire des personnes d’un goût plus recherché ; chacun reçut la mesure d’une chopine de ce mets.

Les maux que nous éprouvions tous le plus généralement, étaient des vertiges, une grande lassitude dans les jointures, et un ténesme violent ; plusieurs de nous n’avaient pas été évacués depuis que nous avions quitté le vaisseau.

J’avais pour ma part une grande douleur d’estomac. Il n’y avait néanmoins rien d’alarmant dans la situation d’aucun de nous ; au contraire, tous conservaient assez d’apparence de vigueur pour pouvoir, avec quelque force d’esprit, supporter encore d’autres fatigues bien plus considérables que celles qui nous restaient à éprouver pour arriver jusqu’à Timor.

Je ne voulus pas permettre qu’on s’exposât aux rayons ardents du soleil ; et comme il était alors près de midi, chacun se cantonna, pour dormir quelques instants, à l’ombre des arbrisseaux.

Les huîtres que nous trouvions étaient si fortement tenues aux rochers, qu’on avait bien de la peine à les en détacher ; et nous vîmes enfin que le moyen le plus expéditif de les avoir, était de les ouvrir sur leur lit même. Elles étaient d’une belle grosseur et de très bon goût, et nous procurèrent un grand secours. Une autre circonstance heureuse fut d’apercevoir, dans la partie basse de cette terre, de l’herbe fine qui nous indiquait de l’humidité. En y enfonçant un bâton, de trois pieds de profondeur, nous trouvâmes de l’eau ; nous creusâmes sans peine un puits, au moyen duquel nous en eûmes autant qu’il nous en fallait. Cette eau était excellente, mais je ne sais si elle provenait ou non d’une source. Comme nous avions besoin de beaucoup d’eau, nous fûmes obligés de creuser davantage ce puits, parce qu’il se remplissait à mesure que nous le vidions ; je jugeai de là que c’était une source, la nature du sol étant trop spongieuse pour pouvoir retenir de l’eau de pluie. La situation de ce puits n’était pas à cent toises au sud est d’une pointe qui est dans la partie du sud ouest de l’île. Je vis des traces évidentes du séjour de quelques naturels du pays dans cette île ; outre les restes de feux qui y avaient été allumés, j’aperçus deux chétifs ajoupas qui n’étaient couverts que d’un côté. Nous trouvâmes aussi un bâton épointé et fendu par un bout, servant à lancer des pierres, et tel que les habitants de la terre de Van-Diemen en ont.

On distinguait clairement la trace d’un animal que M. Nelson convint avec moi devoir être le kangourou, ou espèce d’opossum. J’ignore comment ces animaux peuvent venir du continent, à moins que les Indiens ne les y apportent pour les y faire multiplier et pour les tenir, comme une espèce de garenne, pour leur nourriture, la chasse en étant fort difficile et précaire dans un aussi grand continent.

L’île où nous étions a environ deux milles de tour ; c’est une haute masse de pierres et de rochers, couverte d’arbres de petite stature et rabougris, la nature du sol étant peu favorable à leur végétation. Les arbres que nous pûmes y reconnaître étaient principalement le mancenilier et une espèce de purow ; quelques palmiers, dont nous coupâmes les têtes ou les cœurs, appelés choux palmistes, qui étant très bons à manger, nous procurèrent une augmentation utile de subsistance. M. Nelson découvrit quelques racines de fougères que je crus propres à remplir l’office du pain en les rôtissant sous la cendre ; mais nous en fûmes peu satisfaits ; cependant ces racines, dans leur état naturel, étaient bonnes pour apaiser la soif, et par cette raison j’en fis ramasser et embarquer une quantité dans la chaloupe. Nous vîmes, le long de la côte, plusieurs morceaux de noix de coco et de leur brou ; mais nous ne pûmes trouver de cocotiers ni là, ni sur le continent voisin.

J’avais fort recommandé à tout le monde de ne toucher aucune graine ou fruit du pays qu’ils ne connaîtraient pas ; mais lorsqu’ils furent hors de ma portée, ils s’aventurèrent, malgré mon injonction, à en toucher de trois espèces différentes qui croissaient abondamment dans cette île ; et même ils en mangèrent en quantité. Quelque temps après, il y en eut qui éprouvèrent les symptômes ordinaires aux gens qui ont trop mangé ; mais ayant questionné ceux qui en avaient pris avec plus de modération, ils se tranquillisèrent un peu.

Les autres cependant prirent à leur tour l’épouvante, craignant d’éprouver les mêmes symptômes et se croyant empoisonnés. Ils se regardaient tous avec les apparences de la plus grande inquiétude, attendant les effets de leur imprudence. Heureusement, les fruits se trouvèrent être de bonne qualité ; l’un d’eux croissait sur une sorte de vigne ou liane ; il était de la grosseur d’une groseille à maquereau un peu forte : ressemblant à ce fruit par sa pulpe, mais d’un goût sucré. Sa peau était d’un rouge pâle, rayé de jaune dans le sens de la longueur du fruit : le goût en était bon et agréable. Une seconde espèce se trouvait sur un arbrisseau ressemblant à ce qu’on appelle aux Antilles, raisinier du bord de mer ; mais ce fruit était différent de celui du raisinier, et ressemblait plutôt aux graines de sureau croissant de même en grappes. La troisième espèce était une graine noire, semblable aux prunelles, ou prunes sauvages, tant par sa grosseur que par son goût ; cette espèce était moins fréquente que les autres. Comme je vis les oiseaux en manger, je conclus qu’on pouvait en faire usage sans danger, surtout après l’épreuve des gens qui en avaient mangé sans en être incommodés.

On voyait beaucoup de pigeons ramiers, de perroquets et d’autres oiseaux, vers le sommet de l’île ; mais sans armes à feu, il paraissait impossible d’en avoir, à moins de trouver quelque endroit solitaire où on pût les prendre à la main.

On trouva un petit filet d’eau dans la partie méridionale de l’île et à un demi mille à peu près de distance de notre puits ; mais comme on n’en chercha pas l’origine, je n’en puis dire davantage.

La côte de cette île, à l’exception du lieu de notre débarquement, est bordée de rochers ; j’y ramassai plusieurs pierres ponces. On apercevait dans la partie voisine du continent plusieurs anses de sable où, à basse mer, il se découvrait un long banc de roches. Le pays avait en général l’air assez stérile, excepté quelques endroits où la terre était couverte d’arbres. Il y avait une file de rochers très remarquables à quelques milles de distance de nous, dans la partie du sud-ouest. La côte était terminée du côté de la mer par une haute montagne terminée en pointe, avec quelques autres montagnes et plusieurs îles au sud. Un gros cap fort élevé paraissait indiquer que la côte courait au N. O. ; il était éloigné de nous d’environ sept lieues, et à trois ou quatre lieues au nord de lui, il y avait deux petites îles.

Je vis des guêpes ou abeilles, plusieurs lézards ; et à tous les arbrisseaux qui portaient des graines noires, il y avait des nids de fourmis qui étaient tissés comme une toile d’araignée, mais si serrés et si épais que la pluie n’y pouvait pénétrer.

Un tronc d’arbre d’environ cinquante pieds de longueur, que je vis étendu le long du rivage, me fit juger que la mer se porte violemment dans cette anse lorsque les vents sont au nord.

Ce jour était celui de la restauration du roi Charles II. Comme ce nom avait assez de rapport avec notre position, puisque nous venions aussi de nous y restaurer, j’appelai cette île, l’île de la Restauration, pendant qu’il était probable que le capitaine Cook ne l’avait pas remarquée particulièrement. Quant aux autres noms que j’ai donnés aux différents points de la côte que j’ai parcourue, ils serviront du moins à indiquer la route que j’ai suivie.

J’observai à midi la latitude de cette île, de 12° 39′ sud ; nous avions dix-huit milles de chemin corrigé depuis hier midi, la route à l’O. N. O. 1° 30′ N.