Nous eûmes toute l’après-midi du temps très brumeux et un fort vent à l’E. S. E., après quoi il devint plus maniable. À deux heures de cette après-midi, après avoir passé un intervalle où la mer était très rude et clapoteuse (ce que j’attribuai à une forte marée portant au vent et au peu de fond), nous découvrîmes une vaste baie ou enfoncement dans les terres, avec une très belle entrée qui avait deux ou trois milles de largeur. Je commençai à prévoir la fin de notre voyage, parce que cet endroit me paraissait très favorable pour former une rade aux vaisseaux, et très propre à être choisi pour la situation d’un établissement de commerce européen. Dans cette idée, je fis jeter le grappin vers la partie orientale de cette entrée, dans une petite anse de sable où nous vîmes une case, un chien et quelques pièces de bétail. J’envoyai tout de suite à terre le maître d’équipage et le canonnier, pour aller voir à cette case les habitants de l’endroit.
La pointe sud-ouest de l’entrée nous restait à l’O. 5° 37′ S., à la distance de trois milles. La pointe du sud-est nous restait au S. ¼ S. O., à trois quarts de mille ; et l’île Rotti, depuis le S. ¼ S. O. 2° 49′ O., jusqu’au S. O. 2°49′ O., à environ cinq lieues.
Pendant que nous étions là mouillés, j’observai que le jusant portait au sud ; et avant notre départ, la mer perdante nous découvrit un banc de rochers qui est éloigné de terre d’environ deux encablures ; comme la totalité de ce banc est couverte à mer haute, il peut être fort dangereux.
On voyait aussi sur la rive opposée, de très hauts brisants ; il y a néanmoins un grand espace et un bon chenal, même pour un vaisseau du premier rang.
La baie ou rade intérieure, me parut être d’une grande étendue ; sa partie du nord que j’avais en vue, était éloignée de moi d’environ cinq lieues. La terre y était formée de petits monticules, entrecoupés de petites plaines ; mais l’île Rotti, qui reste au sud de cette ouverture, est la meilleure remarque pour trouver cette rade.
À peine avais-je eu le temps de faire ces observations, que je vis revenir à bord le maître d’équipage et le canonnier, accompagnés de cinq naturels du pays. Dès ce moment, je me persuadai que nos peines étaient finies et que tout réussirait au gré de nos désirs. Ils m’informèrent qu’ils avaient trouvé là deux familles d’Indiens dont les femmes les avaient reçus avec une politesse digne de l’Europe. Ces gens m’apprirent que le gouvernement hollandais résidait dans un lieu nommé Coupang, situé à quelque distance, dans la partie du nord-est. Je fis signe à un d’eux de venir dans la chaloupe pour me piloter vers cet endroit, en lui faisant comprendre que je récompenserais ses peines ; il y consentit aisément et s’embarqua.
Ces gens étaient de couleur basanée très foncée ; ils avaient les cheveux longs et noirs. Un morceau de toile quarré leur entourait les hanches, et dans cette ceinture était placé un grand couteau.
Ils avaient un mouchoir autour de la tête, et un autre, attaché par les quatre coins et pendu à leur cou, servait comme de sac pour enfermer leur provision de bétel dont ils mâchaient continuellement une grande quantité.
Ils nous apportaient quelques morceaux de tortue séchée et quelques épis de maïs ; ce dernier mets nous fut très agréable ; mais la tortue était si dure, qu’on ne pouvait en manger sans la tremper dans l’eau chaude. Ils auraient apporté d’autres provisions si je m’étais arrêté plus longtemps en cet endroit ; mais je me décidai à partir tout de suite pour profiter de la bonne volonté du pilote, et nous mîmes à la voile à quatre heures et demie.
Notre pilote nous fit suivre de très près la côte de l’est, toutes voiles dehors ; mais le vent étant tombé à l’entrée de la nuit, nous engames recours aux avirons, et ce ne fut pas sans étonnement, que je vis que nous étions encore en état de les faire agir. Comme j’observai cependant, vers dix heures , du soir, que nous faisions fort peu de chemin, je fis jeter le grappin et je donnai pour la première fois, une double portion de biscuit avec un peu de vin, à chaque homme.
Nous appareillâmes à une heure après minuit, après avoir joui du sommeil le plus heureux. Nous continuâmes de longer de près la côte de l’est, navigant dans une eau fort tranquille ; mais quelque temps après, je reconnus que nous étions encore à l’ouvert de la pleine mer.
La terre que nous avions laissée à l’ouest, est une île que le pilote me dit porter le nom de Poulo Samo. L’entrée de ce canal, du côté du nord, a un mille et demi ou deux milles de largeur, et je n’y trouvai point de fond à dix brasses.
Nous fûmes tous ravis d’entendre deux coups de canon ; et nous aperçûmes peu après deux trait-quarrés et un cutter, mouillés dans la partie de l’est. Ressayai de louvoyer pour gagner le vent ; mais comme je vis que nous perdions à chaque bordée, nous fûmes obligés comme autrefois d’armer les avirons. Nous voguâmes en nous tenant très près de terre, jusqu’à quatre heures que nous jetâmes le grappin. Je donnai à chacun une autre distribution de biscuit et de vin, et après un peu de repos, nous levâmes le grappin et on se remit à voguer jusqu’aux approches du jour, que nous mouillâmes devant un petit fort et une ville, que le pilote me dit être Coupang.
Il s’était trouvé, parmi les objets que le maître d’équipage avait jetés dans la chaloupe à notre départ du vaisseau, un paquet de pavillons de signaux, qui avaient été faits pour l’usage des bâtiments à rames, pour servir à désigner les brasses de profondeur d’eau en sondant. Je m’étais occupé pendant la traversée, d’en faire un petit pavillon Jack qui me servit en ce moment à hisser aux haubans du grand mât, pour faire signal d’incommodité ; car je ne voulais pas débarquer sans en avoir obtenu la permission.
Un peu après la pointe du jour, je fus hélé par un soldat, qui me dit de descendre à terre, ce que je fis à l’instant, me trouvant parmi une foule d’Indiens. Je fus bien agréablement surpris de rencontrer là un matelot anglais appartenant à un des vaisseaux qui étaient mouillés dans cette rade.
Il me dit que son capitaine était la seconde personne du lieu ; c’est pourquoi je le priai de me conduire chez lui, ayant appris que je ne pouvais pas voir le gouverneur qui était malade.
Je fus reçu par le capitaine Spikerman (c’était son nom) avec de grands témoignages d’humanité. Je lui fis part de notre état pitoyable, le priant de faire donner sans délai des secours à mes compagnons d’infortune. Il donna ordre à l’instant de les recevoir dans sa propre maison, et fut lui-même chez le gouverneur demander l’heure à laquelle je pourrais être admis à lui faire ma visite qui fut fixée à onze heures.
Je fis ensuite débarquer tout notre monde ; et ce ne fut pas sans peine, quelques uns d’eux pouvant tout au plus mettre un pied devant l’autre.
Ils parvinrent enfin tous jusqu’à la maison du capitaine Spikerman où ils trouvèrent un déjeuner de thé, de pain et de beurre, qu’on leur avait fait préparer.
Je ne crois pas qu’un habile peintre pût trouver un sujet plus intéressant pour son pinceau, que le tableau des deux groupes de figures qui se présentaient en ce moment ; d’un côté un nombre de spectres affamés, les yeux brillants de joie du secours qui leur était offert ; de l’autre la surprise extrême mêlée d’horreur de ceux qui les secouraient, à la vue de ces figures haves et défaites, plus capable d’inspirer la frayeur que la pitié à des gens qui en auraient ignoré la cause. Nous n’avions plus que la peau collée sur les os ; nous étions couverts de plaies et nos habits tombaient en lambeaux. Dans cet état, la joie et la reconnaissance nous arrachaient des larmes et le peuple de Timor nous observait avec des regards qui exprimaient ensemble l’horreur, l’étonnement et la pitié.
M. Guillaume Adrien Van Este, gouverneur de l’endroit, s’occupa tellement de moi, malgré sa maladie très grave, qu’il me fut permis de le voir avant l’heure qu’il m’avait d’abord fait indiquer. Il me reçut avec beaucoup d’amitié et me prouva par ses manières, que son cœur était rempli de tous les sentiments les plus honnêtes et les plus humains. Il me dit que tout chagrin qu’il était du malheur que nous venions d’éprouver, il regardait comme le plus beau moment de sa vie, celui qui nous avait conduits auprès de lui ; que puisque sa maladie le privait de la satisfaction de nous recevoir et secourir lui-même, il regardait comme le plus beau moment de sa vie, celui qui nous avait conduits auprès de lui ; que puisque sa maladie le privait de la satisfaction de nous recevoir et secourir lui-même, il allait donner des ordres pour qu’on me procura tout ce que je pourrais désirer. On me loua une maison, et notre nourriture à tous fut préparée chez le gouverneur lui-même, en attendant que l’on pût faire un arrangement plus commode. Quant à mon monde, M. Van Este me dit qu’ils pourraient voir des logements à l’hôpital ou à bord du vaisseau du capitaine Spikerman, mouillé dans la rade ; il me témoigna beaucoup d’inquiétude du peu de moyens de Coupang, me beaucoup d’inquiétude du peu de moyens de Coupang, me toute la ville, et que le peu de familles qui y habitaient, étaient tellement à l’étroit qu’il leur était impossible de loger aucun étranger.
Après cette conversation, on me servit un un superbe repas que M. Van Este me pria de recevoir, en excusant le peu de ressources et l’usage du pays, peu capable de me satisfaire ; et par cette tournure honnête, il semblait chercher à affaiblir le mérite : du plus grand bienfait que j’aie jamais pu recevoir.
Quand je retournai vers mes gens, je trouvai qu’on leur avait fourni toutes sortes de secours. Le chirurgien avait pansé leurs plaies ; on avait songé à leur propreté et on leur avait donné amicalement toute espèce de hardes.
Ayant prié qu’on me montrât la maison que je devais occuper, je la trouvai prête, avec des domestiques, dont un était, par ordre du gouverneur, attaché en particulier à ma personne. La maison était composée d’un salon, avec une chambre à chaque côté, et un plancher supérieur ; elle était entourée d’une galerie et avait un appartement extérieur à un des coins. On pouvait communiquer du derrière de la maison dans la rue.
D’après cette distribution, je me décidai à loger tout le monde avec moi et à ne pas me séparer d’eux. Je réglai les logements, ainsi qu’il suit : je pris une chambre pour moi et je destinai l’autre chambre de vis-à-vis au maître, au chirurgien, à M. Nelson et au canonnier ; le plancher supérieur aux autres officiers et l’appartement extérieur aux matelots. Le salon était commun à tous les officiers et les matelots eurent en commun la galerie de derrière. J’informai de cet arrangement le gouverneur qui me fit passer tout de suite des chaises, des bancs, des tables et tous les objets dont nous pouvions tous avoir besoin.
Lorsque j’avais pris congé du gouverneur, il m’avait prié de lui faire savoir les choses dont je pourrais manquer. J’appris ensuite qu’il n’avait que très peu de moments de libre à pouvoir s’occuper de quelque affaire, que son mal était incurable et qu’il allait mourir. D’après cela, je sus qu’il convenait que je m’adressasse, pour toutes les affaires que j’aurais à transiger, à M. Timothée Wanjon, le second de l’endroit, gendre du gouverneur, qui s’efforçait déjà par toutes les attentions possibles, de rendre notre position commode. Il était donc faux que le capitaine Spikerman fût le second personnage de l’endroit après le gouverneur, comme le matelot anglais avait voulu me le faire croire.
À midi, on apporta à la maison un fort joli dîner qui aurait pu tenter même des personnes plus accoutumées que nous à l’abondance, à donner dans l’excès. D’après cela on aurait dû craindre que les avertissements que je donnai de prendre garde à cet inconvénient, ne fussent pas écoutés ; je craignais surtout qu’ils ne mangeassent trop de fruits ; mais il est difficile de se persuader que des personnes dans une pareille situation, aient pu observer autant de modération. Après que j’eus assisté à cet abondant repas de mon monde, je fus dîner avec M. Wanjon ; mais je ne me trouvai pas une envie extraordinaire de manger ni de boire. Le repos et le sommeil me semblèrent plus essentiels à ma santé ; et je me retirai dans ma chambre que je trouvai commodément meublée. Mais au lieu de dormir, je ne fis que penser aux maux que nous venions d’éprouver et à mon expédition manquée. Je réfléchis surtout aux grâces qui étaient dues au souverain, qui nous avait donné la force de supporter d’aussi graves infortunes et qui m’avait enfin permis d’opérer la délivrance de dix-huit hommes.
Les circonstances difficiles pèsent plus sur un commandant que sur ses subalternes. Un de mes plus grands tourments dans la triste aventure que nous venions d’essuyer, était l’import unité continuelle des piteuses sollicitations de tous mes gens pour obtenir quelque augmentation à la distribution des vivres, que j’étais au désespoir de refuser. Sentant combien il était indispensable d’observer à cet égard la plus stricte parcimonie, je résistai à toutes leurs demandes avec la fermeté la plus soutenue, sans m’écarter jamais du règlement dont j’étais convenu avec eux au départ.
Par l’effet de ces soins, il nous restait encore, à notre arrivée à Timor, pour onze jours de distribution, au taux borné qui avait été établi.
Ainsi, dans le cas où nous eussions eu le malheur de manquer l’établissement hollandais de Timor, nous aurions pu continuer Jusqu’à Java où on était assuré de trouver toute sorte de secours.
Une autre raison qui rendait ma position bien déplaisante, était la nécessité d’essuyer les caprices de gens mal appris. Si je n’avais pas su me comporter avec eux convenablement, ils auraient mis la chaloupe à terre, au premier endroit de la côte de Timor, sans faire réflexion qu’en débarquant là, au milieu des naturels du pays, loin de l’établissement européen, on s’exposait peut-être aux mêmes dangers que parmi les autres Indiens.
Nous n’aurions eu, en quittant le vaisseau, que pour cinq jours de vivres, au taux ordinaire, et s’il n’y avait pas eu nécessité absolue de le ménager. Les révoltés s’étaient naturellement persuadés que nous ne pouvions chercher asile que dans quelqu’une des îles des Amis ; il n’était aucunement probable que nous pussions tenter le retour en Europe, aussi mal pourvus et mal armés que nous étions. Ils ne se doutent pas que l’on est déjà instruit dans leur patrie de leur action infâme.
Quand je réfléchis au bonheur incroyable qui nous sauva la vie à tous dans l’île de Tofô, par le retard des Indiens à nous attaquer ; quand je pense que nous avons passé un espace de plus de 1 200 lieues de mer, presque sans vivres, sans aucun abri contre les injures du temps, dans une barque ouverte ; quand je pense que malgré tant de mauvais temps et de mauvaises mers, nous n’avons pas coulé à fond, que personne de nous n’a été emporté par maladie, que nous avons été assez favorisés du sort, pour passer auprès des barbares habitants de plusieurs autres contrées, sans éprouver d’accidents ; et qu’enfin nous avons abouti chez les gens les plus affables et les plus humains, où tous nos maux ont été soulagés ; quand je réfléchis, dis-je, à une délivrance aussi miraculeuse et à tant de bienfaits de la Providence, ce souvenir me donne la force nécessaire pour supporter avec résignation, le manque de réussite d’une mission que j’avais si fort à cœur et dans le moment où j’avais la plus belle apparence de la terminer complètement et à la satisfaction de S. M. et des dignes protecteurs d’un aussi superbe projet de bienfaisance.
Une des causes qui a contribué à nous conserver la santé pendant seize jours de pluie forte et continuelle, a été le moyen que j’imaginai de tremper nos hardes dans l’eau de la mer et de les y tordre à chaque fois qu’elles se trouvaient imbibées d’eau de pluie. On ne peut se figurer à quel point cela ressemble à un changement de hardes sèches et combien cette idée nous a été salutaire ; je ne puis que recommander à toutes les personnes qui seraient dans le cas d’éprouver quelque chose de pareil. D’employer cette même ressource. Mais nous avions eu besoin de la répéter si souvent, qu’à la fin nos habillements, à force de les tordre, s’étaient mis en lambeaux ; car si on en excepte le petit nombre de jours que nous passâmes le long des côtes de la Nouvelle-Hollande, nous n’avons cessé d’être mouillés pendant toute cette traversée, soit de la pluie ou de l’eau de mer.
C’est ainsi que, par le secours de la divine Providence, nous avons surmonté toutes les infortunes et les difficultés d’un voyage aussi dangereux ; que nous sommes arrivés sains et saufs dans un port où des personnes bienfaisantes et hospitalières nous ont procuré, de la manière la plus généreuse, tous les secours et toutes les consolations possibles.
Les bienfaisantes attentions du gouverneur de Coupang et des autres personnes de l’endroit et les ressources de tout genre qu’ils nous procurèrent, nous rendirent la santé à vue d’œil. Ainsi, pour pouvoir arriver à Batavia avant le départ de la flotte du mois d’octobre pour l’Europe, j’achetai, le premier de juillet, une petite goélette de trente-deux pieds de longueur, qui me coûta mille piastres fortes, que j’équipai sous le nom de la goélette du Roi la Ressource.